Le tambour-major
« Or, une nuit, dit Bachir, ou plutôt à la fin d’une nuit, car le matin n’était pas loin, je me trouvais à l’endroit où les remparts de la vieille ville descendent jusqu’à la route qui mène au port. Il y a là un assez grand espace libre où l’on peut ranger des voitures. Et les étrangers qui veulent visiter la vieille ville, en temps de nuit, et aller dans les établissements où l’on boit et danse, ou dans les maisons des rues mal famées, laissent leurs grandes, leurs belles automobiles à l’abri des remparts.
« On peut gagner quelques pesetas faciles en ouvrant les portières ou en gardant les voitures. La chose est bien connue. Aussi, chaque nuit, vingt ou trente garçons pas plus riches que moi et sans plus de famille, essayent leur chance. Il y en a des petits et des grands, mais ils travaillent tous pour un ou deux chefs, qui sont des hommes faits et auxquels ils portent tout l’argent qu’ils ramassent. La peur les pousse à cela, mais pas seulement la peur. Ils ont besoin d’être dirigés, commandés ; ils n’ont pas de tête à eux.
« Moi, je ne veux pas de patron. Ou alors, c’est moi le patron pour mes amis. Au commencement, les autres ont essayé de m’effrayer. Mais j’ai des dents pour mordre, des doigts pour les enfoncer dans les yeux, des jambes pour courir et quelque chose sous le front. Bientôt ils m’ont laissé travailler à ma guise avec Omar et Aïcha. »
Une voix rêche et monotone s’éleva alors parmi les auditeurs du premier rang : celle de Sayed qui gagnait sa vie en faisant lecture aux bonnes gens de poèmes, de chroniques et de recueils de fables.
— Voilà, voilà, j’en étais sûr, disait-il. Ce petit menteur à deux bosses, après nous avoir appâtés par des promesses extraordinaires, de quoi parle-t-il, en vérité ? Il nous ennuie les oreilles avec les aventures des voyous des rues.
À quoi Bachir répondit sur un ton très suave :
— Rassure-toi, je t’en prie, ô Sayed. Comment pourrais-je te faire concurrence ? Je n’ai besoin ni de tes lunettes, ni des livres éculés que tu trouves chez les colporteurs. Et tous les âges, tu verras, prennent place dans mes contes.
— De toute manière, cet enfant a une voix qui fait du bien à entendre, dit Abdallah, le vieux pêcheur aveugle. Écoutons-le.
— Écoutons, écoutons, cria Abderraman, le badaud bien vêtu, au ventre gras et à la barbe teinte de henné.
— Écoutons, dirent tous les autres.
Et Bachir parla de nouveau.
« Donc, ce soir-là, Allah étant favorable, nous avons fait quelque argent et j’ai emmené Omar et Aïcha manger des brochettes de foie et des gâteaux dans la vieille ville. Quand nous avons eu l’estomac bien plein, bien gai et plus une seule peseta, nous sommes revenus à l’endroit des voitures. Mais toutes étaient parties. La nuit déjà finissait. Les autres garçons étaient allés se coucher ou sous un porche ou sur la plage. Cependant je n’avais pas envie de dormir, ni Omar, ni Aïcha. Le sommeil ne convient pas à ventre joyeux.
« Le désir m’est venu de voir les pêcheurs s’embarquer sur la mer, et nous avons été vers le port. Ainsi, nous sommes passés devant le Marchico. »
À ce nom, une main large et courte et toute tachée d’encre se tendit vers Bachir, et Mohamed, l’écrivain public, demanda :
— Explique-toi bien, ô conteur. Car le Marchico dont tu parles m’est tout à fait inconnu.
— Et à moi ! et à moi ! et à moi aussi ! crièrent beaucoup d’auditeurs.
— Et à moi-même, dit Abderraman, le riche badaud en hochant avec étonnement sa barbe opulente passée au henné.
À quoi Bachir répondit en continuant de la sorte :
« Je vous comprends, ô mes amis. Vous avez des travaux, un toit, une famille. Le jour fini, vous regagnez vos douars, vos faubourgs, vos foyers, vos foundouks. Il vous faut un sommeil honnête avant de reprendre l’ouvrage. Comment connaître alors le Marchico, la taverne du cœur de la nuit ?
« Elle est située à main gauche quand on marche vers le port, à quelques pas de ses grilles et en face du Café de la Douane. Mais les grilles et le café sont fermés depuis longtemps et les rues sont vides dans la ville neuve et même dans la ville vieille et la musique a cessé dans les établissements de danse et les femmes de mauvais aloi s’endorment dans leurs maisons silencieuses quand la vraie vie commence au Marchico.
« C’est là que viennent les gens que l’esprit de la nuit et du bruit tient debout jusqu’au plein jour, ceux qui ont assez d’argent pour ne pas s’inquiéter du lendemain, ou pas assez de lendemain pour s’inquiéter de l’argent. Et viennent aussi les musiciens et les chanteurs des maisons de danse pour manger et boire et pour écouter des chanteurs et des musiciens encore plus misérables. »
— Le monde est étrange, remarqua doucement le bon vieillard Hussein qui vendait du khôl.
— Le monde change, soupira Abdallah, le pêcheur aveugle. Lorsque mes yeux étaient bons, et que chaque matin je traversais le port, je n’ai jamais vu cette taverne.
Il tendit son regard mort vers Bachir et pria :
— Continue, mon fils.
Et l’enfant bossu reprit :
« Donc nous passions devant le Marchico. La fenêtre de cette taverne était, comme toujours, ouverte sur la rue. Le patron que je connaissais bien (et qui ne connais-je pas la nuit à Tanger ?) écrivait comme toujours des chiffres à la craie sur le bois sale de son comptoir. Il y avait là comme toujours quelques Espagnols, quelques Arabes, quelques Maltais, quelques Juifs, tous très pauvres, et une grosse Espagnole de vie très éhontée, très gaie, très ivre. Et une autre maigre, très triste, très ivre aussi. Par moments, un Espagnol faisait danser l’une d’elles, tandis que l’autre chantait d’une gorge brûlée par ces boissons de feu qu’Allah, en sa sagesse, nous interdit.
« Tout ressemblait à tous les matins, j’allais donc continuer ma route avec Omar et Aïcha. Soudain, j’ai entendu la voix de Manolo qui commençait un flamenco. Et je me suis trouvé à l’intérieur sans penser à rien d’autre.
« Si les hommes étaient justes, Manolo devrait avoir gloire et fortune, comme personne. Parce que personne ne peut mettre dans sa voix autant de cœur et autant de tristesse. Mais il est laid et il est malade. Il a le cou gonflé sur le côté d’une mauvaise grosseur ; les yeux lui sortent de la tête ; il a des crises qui le font tomber. Il ne peut pas travailler tous les soirs. Alors il ne trouve pas d’emploi. Et il a faim, et, très jeune, il a l’air d’un vieux. Quand il chante dans les rues ou au Marchico, les gens, en l’écoutant, oublient tout. Puis ils secouent la tête et ils disent : “Le pauvre ! Comme il est malade !” Et moi je voudrais leur crier : “S’il n’était pas si malade, il ne chanterait pas comme il fait.”
« Le guitariste qui accompagnait Manolo, je le connaissais bien aussi. Un petit noir, gros, qui porte toujours un manteau déchiré, un chapeau sale enfoncé sur le front et de grosses lunettes noires. Ce n’est pas un très bon guitariste, mais il comprend que Manolo est un grand chanteur et quand il joue pour lui, il fait tout ce qu’il peut. Il le sert, et, aussi, il le soigne.
« Après deux flamencos, Manolo s’est mis à tousser, et s’en est allé au comptoir avec le guitariste demander des saucisses et du vin. Une des Espagnoles, la plus grosse, la plus vieille, l’a embrassé en pleurant.
« Alors je suis revenu à moi, car je reste quelque temps comme endormi quand Manolo cesse de chanter, et j’ai aperçu dans le fond de la salle mon ami Flaherty. Vous l’avez vu souvent. Il habite Tanger depuis avant ma naissance et il n’est pas fier et il s’intéresse à tout dans la ville. Vous l’avez assurément rencontré. Ou bien à la Kasbah, ou bien dans les cafés. Ou bien ici, car il aime beaucoup le marché en plein air. »
Des voix curieuses, pressantes, arrêtèrent Bachir :
— C’est le grand et fort étranger aux cheveux gris et aux longues moustaches rouges ? demanda Abderraman.
— Qui va toujours tête nue ? dit Mohamed, l’écrivain public.
— Il me fait souvent porter des bouquets en ville, cria Ibrahim le marchand de fleurs.
— Et il est très bon, malgré son air féroce, remarqua le doux vieillard Hussein.
À chacun de ces propos, Bachir inclinait la tête sur sa bosse avant. Puis il dit :
— Oui. Tel est bien mon ami Flaherty. Nous nous entendons merveilleusement. Il aime à écouter les histoires et encore plus en raconter. Il en connaît énormément, et de magnifiques, car il a voyagé sur les sept mers.
— Et que fait-il ici ? demanda malgré lui Sayed, le lecteur, à haute voix.
— J’allais justement le dire, répliqua Bachir, avec suavité. Et je suis heureux de voir que même toi, ô Sayed, le lettré, tu prends quelque intérêt au récit d’un enfant des rues.
Et il continua :
« C’est en regardant tout ce qui se passe de curieux à Tanger que mon ami Flaherty gagne son existence. Car aussitôt qu’il apprend quelque nouvelle, il l’écrit pour des journaux d’Angleterre. Mais lui, il n’est pas anglais, il vient d’une autre île, derrière une autre mer, très loin, et qui s’appelle Irlande. Et là il y a des chevaux splendides, beaucoup d’hommes à poil rouge et beaucoup de fantômes. »
À ce mot, toutes les femmes présentes dans l’auditoire firent les signes qui conviennent pour conjurer le mauvais sort. Et, en cachette, bien des hommes les imitèrent.
Et Bachir reprit :
« Chaque fois que mon ami Flaherty me voit, il m’adresse, je ne sais pourquoi, un clin d’œil comme s’il se moquait avec moi de tous les autres.
« C’est ainsi qu’il a fait encore au Marchico, mais son clin d’œil était beaucoup plus long que d’habitude. Par là et aussi par son visage enflammé, j’ai compris qu’il avait bu énormément de ces boissons qu’Allah interdit à ses fidèles et que tant d’Européens aiment pour leur malheur.
« M. Flaherty n’était pas seul. Avec lui se trouvaient deux étrangères. L’une avait des cheveux tout blancs, mais elle se tenait très droit, et ses yeux très noirs, très durs, brûlaient d’un feu terrible. L’autre était jeune et sa beauté, ô mes amis, étonnait le regard.
« Leurs habits, à toutes les deux, étaient d’une finesse, d’une richesse extrêmes. On voyait bien que, dans la société des infidèles, elles avaient un haut rang. »
Ici, un tel vacarme éclata dans l’auditoire que, d’abord, Bachir ne put rien discerner. Mais peu à peu il lui fut possible d’entendre les gens qui se trouvaient placés juste devant lui.
— Je n’ai jamais entendu, je n’ai jamais lu honte pareille, disait Sayed.
— Hé quoi, deux femmes de bien, à une heure indigne, dans une sale taverne ? s’étonnait le badaud Abderraman.
— Avec des musiciens de basse classe et des filles éhontées ? criait Mohamed, l’écrivain public.
— Le monde est étrange, en vérité, disait le bon vieillard Hussein.
— Le monde change, le monde change, répétait Abdallah l’aveugle.
— Une femme jeune et belle au petit matin sans son mari ! gémissait la bédouine Zelma, les yeux tout éblouis.
Haussant la voix autant qu’il en avait la force, Bachir s’écria :
« Croyez-moi, croyez-moi, ô mes frères en foi véritable, je dis seulement ce que mes yeux ont vu. Et ne vous étonnez de rien quand il s’agit des infidèles, car leurs coutumes, parfois, ressemblent à la folie.
« Ainsi les deux Espagnoles ivres ont commencé tout à coup à s’injurier, puis à se battre. Le patron était prêt à sortir de son comptoir pour les séparer, quand un autre homme est intervenu. C’était un Maltais sans travail, habitué aux femmes de mauvaise conduite. Il a donné une gifle à la plus vieille et s’est mis à danser avec l’autre. Il le faisait d’une façon dégoûtante. Mais au lieu d’en être fâchées ou écœurées, les deux étrangères regardaient cela avec amusement.
« Elles ont dit quelque chose à mon ami Flaherty. Lui, il m’a cligné de l’œil et il a ri dans ses moustaches rouges, puis il a fait signe au guitariste. Celui-ci s’est mis à jouer un air très vif. La grosse Espagnole a commencé à claquer des mains. Et le danseur s’est montré encore plus éhonté qu’avant. Les deux dames lui ont donné beaucoup de pesetas.
« À ce moment est entré dans la salle du Marchico un autre de mes amis. C’était un vieux petit juif, mais pas de nos juifs à nous, qui, eux-mêmes et leurs pères et les pères de leurs pères, sont nés à Tanger. Non, le vieux Samuel est de ces juifs qui sont venus juste avant la guerre de ces endroits de l’Europe où ils étaient battus et même tués. Les juifs de Tanger ne se sentent pas leurs frères et ne les aident pas. Samuel était très pauvre en arrivant et il est resté très, très pauvre. Il gagne son pain en dessinant les visages des gens dans les restaurants et ceux qui sont contents de ses dessins les achètent.
« Donc le vieux Samuel est entré dans le Marchico avec son rouleau de feuilles blanches sous le bras. Il avait l’air très accablé. Pour être debout si tard il ne devait pas avoir eu de chance toute la soirée.
« Ses yeux usés, fatigués, ont fait le tour de la salle et il a vu tout de suite qu’il n’y avait là que deux personnes capables de lui acheter un dessin : les deux étrangères. Mais le vieux Samuel ne semblait pas faire attention à elles. Il s’est mis à dessiner la figure de M. Flaherty. Il l’avait fait cent fois déjà et il n’attendait aucun argent de M. Flaherty. Ils étaient amis et si M. Flaherty avait été riche, le vieux Samuel n’aurait pas eu à s’inquiéter pour son pain. Seulement, à l’ordinaire, l’argent et la générosité ne se trouvent pas dans la même paume.
« Cela ne rapportait donc rien à Samuel de dessiner M. Flaherty, mais le vieux petit homme était fier et timide… Il évitait de s’adresser aux gens pour faire leur portrait, il tâchait d’attirer leur attention sans en avoir l’air, en dessinant quelqu’un d’autre qu’il connaissait bien.
« Ainsi faisait-il avec M. Flaherty comme appât et M. Flaherty le savait aussi bien que moi. Et, je vous l’ai dit, il aimait beaucoup le pauvre Samuel.
« Ce dernier a vite achevé un dessin très bien, très ressemblant et M. Flaherty a montré ce portrait aux deux dames qui étaient avec lui. Et la jeune, la belle, a eu un mouvement de pitié pour le vieux petit Samuel. Mais l’autre, aux cheveux blancs et aux yeux noirs terribles, a pris le dessin et l’a déchiré d’un seul coup.
« Mon ami Flaherty s’est levé sans rien dire et il est allé sur le seuil du Marchico, en ouvrant grand la porte… Je suis venu près de lui. Il parlait très vite. Pour moi ? Pour lui tout seul ? À cause de la boisson de feu ? Ou à cause d’autre chose ? Je ne pouvais pas le savoir. Mais je ne reconnaissais presque plus sa voix, ses yeux, pas même sa moustache. Tout était devenu si triste, si faible chez cet homme fort et joyeux. Et il disait : “J’en ai assez des gens avec qui j’ai à vivre ici. Riches, durs, vides… Et je dois leur servir de chien savant ! Ils ne m’estiment que si je les fais rire. Alors ils m’aident dans mon métier, ils me prêtent de l’argent, ils me chargent de vendre un terrain, une maison ou un bijou. Est-ce une vie ? J’étais venu pour une semaine… Et dix ans ont déjà passé.”
« J’avais très mal pour mon ami… Je lui ai demandé : “Mais alors pourquoi es-tu resté ici ? Et combien de temps vas-tu rester encore ?”
« Mon ami Flaherty alors, sans répondre, a fait un grand geste. Et j’ai vu que le soleil se levait. Et la mer était toute fraîche. Et les barques des pêcheurs partaient sous leurs voiles. Et toute la Kasbah, toute la vieille ville devenaient roses. Et l’air sentait comme le miel des ruches. »
Dans le silence profond qui, maintenant, environnait Bachir, une sorte de plainte émerveillée se fit entendre. C’était Abdallah, l’ancien pêcheur, qui parlait en renversant la tête, et roulait vers le ciel ses prunelles aveugles.
— C’était ainsi ! Allah ! Allah ! C’était ainsi au temps où mes yeux savaient encore voir. Allah, Allah ! Il est donc des choses dans le monde que Tu ne changes point !
Et Bachir reprit :
« À ce moment, le vieux petit Samuel est sorti du Marchico.
« — Je regrette sans fin, lui a dit mon ami Flaherty. Vraiment sans fin.
« Le vieil homme a eu l’air plus effrayé encore qu’au moment où la dame aux yeux terribles lui avait déchiré son dessin. Il a dit, très vite, dans son mauvais anglais :
« Mais non, mais pourquoi… Je comprends, il est tard, tout le monde est fatigué…
« Et il est parti avec ses rouleaux de papier blanc sous le bras.
« Nous sommes rentrés au Marchico.
« Alors le petit Omar, mon compagnon fidèle, que vous voyez ici près de moi, s’est approché des deux dames, a enlevé son grand fez rouge et a demandé l’aumône. Je lui avais appris que la fatigue de l’aube rend l’argent plus facile. La vieille dame aux cheveux blancs et aux yeux terribles lui a crié : “Va-t’en, sale petit mendiant.”
« Mais l’autre, la belle, s’est mise à rire et s’est moquée :
« — On m’a demandé des pesetas toute la journée, a-t-elle dit. Je n’en ai plus. Pourquoi ne me donnerais-tu pas, toi, une peseta ?
« Omar, lui, ne comprend pas l’anglais et il continuait à pleurnicher pour notre aumône. Mais moi, je voyais bien la raillerie de cette belle dame. Et je pensais à toute la richesse qu’elle possédait et au pauvre vieux Samuel et à Manolo et je n’ai pas voulu qu’elle rie de nous. Il me restait juste une peseta. Je l’ai trouvée dans mes haillons, je l’ai sortie. Je suis allé à la table et je l’ai mise dessus en frappant très fort de ma paume.
« D’abord, ce mouvement a effrayé la belle dame, car elle a reculé sa chaise. Ensuite, elle s’est mise à rire de nouveau, mais cette fois très doucement. Mais je lui ai tourné le dos et suis allé rejoindre mon ami Flaherty qui buvait au comptoir.
« La belle dame, alors, a fait signe à Omar et lui a donné cinq pesetas. Comme toujours, Omar me les a rapportées. J’ai pensé : “Elle croit que je lui ai fait cadeau de mon argent pour en recevoir davantage.” Et cela m’a donné un grand dépit, parce que, avec d’autres, j’aurais pu en effet calculer de la sorte. Mais pas avec elle !
« Comme je ne savais que faire, un marchand de fleurs arabe a jeté un coup d’œil par la porte ouverte et, ayant aperçu les deux dames, est venu leur proposer sa marchandise.
« — Va-t’en, sale fainéant ! lui a dit la vieille aux yeux terribles.
« Alors, Allah me poussant, j’ai pris pour cinq pesetas de bouquets au vendeur. Pas pour cinq pesetas d’étranger, mais pour cinq pesetas de marchand de fleurs, car c’est un métier que j’ai fait moi aussi. Et cette brassée, je l’ai posée devant la jeune dame. »
Un beau rire, à ce moment, interrompit le récit du petit bossu et Ibrahim, qui vendait les jasmins les plus blancs, les œillets les plus vifs et les roses les plus fraîches, s’écria en montrant ses dent éclatantes :
— Par mon père, qui déjà colportait des fleurs dans les rues de Tanger, elle a dû recevoir, de tes mains, tout un buisson. Car les prix sont les plus bas à la fin de la nuit.
— C’est bien ce qui a tant surpris la belle dame, répondit Bachir. Et ma vie, pour un temps, s’en est trouvée changée.
Il sembla réfléchir profondément, mais ce n’était qu’une ruse pour bien s’assurer de l’attention de tous. Bientôt, il poursuivit :
« Ayant donné les fleurs, j’ai voulu m’en aller. Mais la belle dame m’a retenu par le poignet et a dit :
« — Comme il est drôle, ce petit bossu et il se conduit plus fièrement qu’un enfant de riche. Est-ce que tous les mendiants, ici, lui ressemblent ?
« J’aurais très bien pu arracher ma main à la belle dame, mais la sienne était si douce que je n’ai pas eu la force de le faire, ni même l’envie. Sa voix me plaisait aussi, parce qu’elle était riche et rapide et avait un son de gorge. Et à cela, j’ai reconnu que cette jeune femme venait d’Amérique, ayant entendu beaucoup de voyageurs et appris à distinguer leurs accents.
« Et quand l’autre – aux yeux terribles – s’est mise à parler, j’ai su tout de suite qu’elle était une Anglaise de haute société, car elle parlait du bout de ses lèvres dures, avec négligence et dédain, sans achever les mots, comme si elle les trouvait indignes d’elle.
« — Lâche-le donc, ma chère, a dit la vieille dame. Ou tu vas nous passer toute sa vermine.
« La belle Américaine a retiré sa main d’un seul coup et comme si elle avait touché de la braise. Mais en même temps, elle a fait signe à mon ami Flaherty d’approcher. Et elle lui a demandé :
« — Est-ce qu’il a des parents ? Est-ce que quelqu’un s’occupe de ce garçon ?
« M. Flaherty m’a cligné de l’œil, a souri dans sa moustache rouge et a répondu :
« — Personne au monde. Bachir n’appartient qu’à lui-même.
« — Quelle horreur, quelle pitié ! s’est écriée la belle Américaine.
« Je me sentais très gêné et très bête. Surtout que Manolo, à ce moment, a commencé de chanter à mi-voix. Mais la vieille dame a tout remis à sa place, en disant :
« — Allons, allons, ma chère, on voit bien que tu viens d’arriver. De ces petits vagabonds, il s’en trouve, ici, des centaines. On ne peut pas pleurer sur eux tous.
« La belle jeune femme a secoué ses cheveux clairs avec entêtement.
« — Mais celui-là me plaît, a-t-elle dit, je veux le garder avec moi. Il est amusant comme un jouet.
« Ce mot a fait que les yeux terribles de la vieille dame se sont posés sur moi, et, enfin, elle m’a vu, car, jusqu’alors, je n’avais été pour elle que l’ombre d’une ombre. Puis elle a déclaré :
« — Allons, allons, ma chère, pas de folies. C’est moi qui vais le prendre. J’aurai meilleur emploi pour ses deux bosses.
« Et la belle et riche Américaine n’a pas discuté. Et mon ami Flaherty n’a rien dit. Et moi-même, je n’ai pas essayé de fuir. En vérité, cette vieille dame avait dans les yeux un pouvoir effrayant.
« Elle a quitté le Marchico, grande, droite, la tête rejetée en arrière. Je l’ai suivie. Une énorme automobile est arrivée aussitôt devant nous. Un chauffeur est descendu qui portait un long manteau blanc et une casquette noire à visière étincelante. Il a enlevé cette casquette et a ouvert la portière à la vieille dame terrible. Moi, je suis monté près de lui et la voiture s’est mise à rouler si doucement qu’elle semblait glisser sur des plumes. »
À cette phase de son récit, Bachir s’arrêta si longtemps que Sayed ne put patienter davantage et s’écria :
— Quel démon te tient la langue en suspens et pourquoi nous fais-tu attendre ?
— C’est que, lui répondit Bachir avec suavité, je ne tire pas comme toi mon récit d’un livre cent fois relu, mais de ma mémoire et je cherche à bien me souvenir des choses étonnantes qui me sont arrivées.
— Prends ton temps ! N’oublie rien surtout ! prièrent les autres.
Alors, Bachir continua :
« Vous savez tous, mes amis, où se trouve l’endroit : à une lieue de la ville, et les étrangers l’appellent la Montagne. On pourrait apercevoir d’ici, en grimpant sur un toit élevé, ces collines pleines de bois et de fleurs, qui sont si fraîches, même aux jours les plus chauds. Mais, en vérité, ceux d’entre nous qui sont allés jusque-là, que connaissent-ils de la Montagne ? Ils ont vu seulement des routes où passent les automobiles des riches et les bourricots des paysans ; de longs murs ; des grilles. Rien de plus. Car la Montagne, pour vaste qu’elle soit, est entièrement partagée en propriétés bien closes, bien gardées, et l’on ne peut pas y entrer sans la permission des maîtres. Et ils sont tous des étrangers, venus de tous les pays.
« Mais ces étrangers, mes amis, ne ressemblent guère aux autres, nombreux et agités, que vous rencontrez chaque jour, ici, ou, derrière un guide, à travers la vieille ville. Oh non ! Les maîtres de la Montagne ne font point partie de ces passants qui, tout le long de l’année, se suivent dans les hôtels et les rues de Tanger. Et ils ne sont point pareils non plus aux étrangers qui habitent les appartements et les maisons de la ville neuve. Ceux-là s’occupent, en effet, du négoce de l’argent ou du commerce des marchandises ou d’acheter et vendre des terrains, ou bien encore ils sont armateurs, médecins, fonctionnaires, contrebandiers. Ils ont tous quelque travail, quelque souci d’affaires. Mais ceux de la Montagne, eux, ils ne font rien, vraiment rien, exactement rien, que, s’étant établis sur la terre la plus jolie, la plus heureuse, profiter d’une fortune grande et ancienne pour leur repos et leur plaisir.
« À cause de cela, ils sont respectés, honorés à l’extrême.
« Les propriétaires de la Montagne se trouvent donc, pour le rang, les premiers dans la société étrangère. Et parmi eux, les Anglais tiennent la première place. Et pourquoi, mes amis ? Parce qu’ils savent le mieux s’enfermer dans leurs domaines, se passer des autres et les mépriser. Alors les autres les recherchent.
« Or, chez les Anglais de la Montagne, c’est-à-dire les premiers entre les premiers, la toute première personne était la vieille dame aux yeux terribles qui m’avait emmené du Marchico. »
Le même sentiment se fit jour, après ces paroles, dans la foule misérable qui se pressait autour de Bachir. À imaginer tant d’opulence et d’autorité, les plus humbles visages prenaient une expression de plaisir profond.
Et l’enfant bossu poursuivit :
« Le mari de la vieille dame (elle s’appelait Lady Cynthia et lui Sir Percival) avait été longtemps, très longtemps au service du Grand Roi d’Angleterre, et il avait gouverné en son nom toutes sortes de pays incroyablement lointains que son Roi possède sur toutes les mers et les terres du monde. Dans ces pays où les habitants sont de toutes les couleurs, Sir Percival avait exercé un pouvoir aussi grand que l’est à Tanger celui du Mendoub, sur nous, les sujets du Sultan. Oui, pendant des années et des années sans nombre, Sir Percival avait été le Mendoub de son grand Roi, à travers les sept Océans.
« Ainsi, il est arrivé à un âge très avancé et il a voulu donner le plus doux repos à sa vieillesse. Alors il a choisi les collines de Tanger. Et là tout le monde l’a honoré au-dessus des autres, à cause de sa puissance passée, de sa belle fortune et de sa haute taille. Tel est le rang de Sir Percival, mes amis.
« Et cependant, auprès de sa femme, il n’est rien. Car, par la force de son caractère et du feu de ses yeux terribles Lady Cynthia a toujours fait de lui ce qu’elle a voulu. De sorte que chez les peuples noirs ou jaunes ou rouges, dont je vous ai parlé, c’était elle le vrai Mendoub. Et ici, elle est le vrai maître de la Montagne.
« Ces connaissances, je ne les ai acquises que plus tard assurément et grâce aux amis de la maison, tous prompts à bavarder sans retenue devant un petit mendiant à deux bosses. Mais j’ai voulu vous dire tout de suite et en une seule fois ce que moi-même j’ai appris peu à peu, car il me semble que, de la sorte, mon récit sera pour vous et plus vif et plus clair. »
— Et tu as bien fait, s’écria Mohamed, l’écrivain public.
— Car, en vérité, remarqua doucement le bon vieillard Hussein qui vendait du khôl, en vérité, qui de nous connaît les âmes et les mœurs de ces puissants infidèles ?
— Pas même Abderraman, dit le badaud en étalant avec importance, sur son burnous bleu, sa large barbe cuivrée.
Mais Zelma la bédouine aux joues pleines de tatouages et aux yeux effrontés, se plaignit hardiment :
— Tu nous parles trop de vieillards, dit-elle. Est-ce qu’il n’y a pas de beau jeune homme dans ton récit ?
— Il viendra à son heure, ma tante, lui répondit Bachir. En attendant, continue donc à tromper ta faim sur Ibrahim.
Et tous les voisins de Zelma qui avaient remarqué ses œillades au marchand de fleurs se moquèrent de la bédouine et celle-ci les injuria, mais en riant.
Et Bachir reprit :
« Le soleil était déjà haut quand nous sommes arrivés à la Montagne, mais la fraîcheur de la nuit y reposait encore et à cause de cela tous les jardins dégorgeaient une odeur merveilleuse. Car si les murailles des propriétés cachaient à la vue des passants les fleurs et les arbres, elles ne pouvaient pas contenir leur parfum, qui, au matin, possède sa force la plus vive.
« La magnifique voiture s’est arrêtée devant une haute grille et la grille a été ouverte tout de suite, comme sur un enchantement, par un serviteur qui veillait tout exprès, et la voiture a roulé vers une autre barrière qui, elle aussi, s’est écartée aussitôt et la voiture est allée jusqu’au perron d’une demeure longue, basse et splendide en ses dimensions. Et un troisième serviteur se trouvait déjà là pour aider la vieille dame à descendre.

« Et aucun de ces domestiques, ô mes amis, n’appartenait au peuple de Tanger. Celui qui avait ouvert la grille était un nègre géant soudanais et celui de la barrière, un homme d’un pays qui s’appelle Malaisie et celui du perron, tout de suite on le reconnaissait pour un Chinois. Et le chauffeur, lui, il venait des Indes. Et à chacun d’eux, lady Cynthia, la vieille dame aux yeux terribles, parlait dans sa propre langue. Et, incapables de comprendre personne, sauf elle, ils la regardaient tous avec énormément d’effroi et de vénération. Ils n’avaient pas dormi de toute la nuit pour l’attendre, mais ils étaient prêts à reprendre leur journée selon ses désirs.
« Lady Cynthia m’a désigné au serviteur chinois et lui a dit quelques mots très rapides. Puis elle est entrée dans sa demeure magnifique. Le Chinois m’a emmené dans une des nombreuses petites maisons cachées parmi les arbres autour de la maison principale et il y avait là des jets d’eau chaude et froide et des savons, et des onguents et des poudres sans nombre. Et ce Chinois éhonté m’a fait enlever tous mes vêtements et il m’a poussé sous les jets d’eau et il m’a enduit de savon, de pommade, de poudre contre les insectes, depuis les talons jusqu’aux cheveux. Et avec des brosses très dures, il m’a étrillé, comme si j’étais un cheval. Ensuite, il a brûlé tous mes habits et il m’en a donné d’autres si neufs, propres et frais que, dans les premiers instants, je me suis tenu tout raide par crainte de les salir ou les abîmer.
« Mais dès que je me suis trouvé dehors et que j’ai commencé de découvrir les vergers, les jardins, les pelouses, les bosquets et les prés, j’ai perdu la tête. Des fleurs et des arbres de toute nature m’entouraient. Et les herbes étaient plus vertes et les bougainvillées étaient plus rouges et les jacarandas plus bleus que partout ailleurs. Et dans de petits fossés, l’eau chantait sans cesse. Pourtant, cela seul n’aurait pas suffi à me rendre fou d’étonnement et de plaisir. Il y avait bien autre chose, ô mes amis !
« Dans chaque jardin, chaque bosquet, dans tous les enclos, se trouvaient les animaux et les oiseaux les plus admirables. Je ne parle point des chiens de toutes sortes dont les plus grands ressemblaient à des lions et les plus petits à des rats, ni des gazelles aux yeux doux, ni même des singes apprivoisés qui sautaient de branche en branche. Mais il y avait des panthères des sables, des girafes et des bêtes plus étranges, plus mystérieuses encore, avec des nez immenses et d’autres avec des poches dans le ventre, et d’autres, dans un étang, qui flottaient comme des morceaux de bois, munies de dents atroces. Et je voyais aussi des cages pleines de petits oiseaux au plumage plus vif que les rayons du soleil et, sur les arbres, retenus par de longues chaînes, des perroquets géants, aux couleurs extraordinaires. Allah tout-puissant ! Cette propriété ressemblait à un rêve ou à l’un de ces contes d’autrefois que Sayed lit et relit jusqu’à nous en rassasier. Jugez de mon enchantement, ô mes amis, quand toutes ces merveilles se sont offertes, vivantes et véritables, à mes yeux. »
Alors, le pêcheur aveugle, Abdallah, cria solennellement :
— Trois fois heureux celui qui, tant qu’il jouit de la vue, a pu contempler de pareils miracles.
Et Bachir reprit :
« J’avais passé beaucoup de temps à parcourir ce lieu extraordinaire, trouvant sans cesse des surprises et des joies nouvelles, lorsque j’ai aperçu la vieille dame, propriétaire de tous ces biens, s’avancer de mon côté. Elle avait changé de vêtements et ne portait plus de peinture sur le visage. C’était le seul repos qu’elle avait pris et on voyait bien qu’Allah lui avait refusé la bénédiction du sommeil.

« Dans sa figure toute creusée, toute jaune, le feu de son regard était encore plus éclatant et plus terrible. Elle l’a fixé sur moi d’une façon qui m’a donné un grand malaise, puis elle m’a fait signe de la suivre en disant brusquement :
« — Les animaux sont la seule excuse de Dieu sur la terre.
« Je n’ai rien compris à ces paroles et, à cause de cela même, elles sont restées fidèlement dans ma mémoire. Mais j’ai vu tout de suite qu’elle mettait ses bêtes à un rang bien plus élevé que Manolo, le chanteur malade, que le pauvre vieux petit Samuel ou même que mon ami Flaherty et la belle Américaine. Quand elle regardait des chiens, des gazelles, des singes ou encore des perroquets et des tortues, ses yeux n’avaient plus cette méchanceté qu’ils prenaient toujours pour considérer les gens et quand Lady Cynthia parlait à ses animaux ou à ses oiseaux, sa voix devenait pareille à celle d’un enfant en bas âge et elle leur disait des petits mots insensés. Les entendant de n’importe qui, j’aurais bien ri en moi-même, mais, avec cette effrayante vieille dame, l’envie ne m’en venait même point.
« Nous avons visité ainsi toutes les bêtes et Lady Cynthia donnait à manger à certaines, en caressait d’autres et, si l’une d’elles lui semblait mal soignée, elle insultait les serviteurs qui l’accompagnaient et les frappait quelquefois.
« Ensuite, nous nous sommes rendus à la demeure splendide. Là, sur une terrasse bien ombragée, une table était dressée et à cette table un vieil homme se trouvait assis. Dès qu’il a vu lady Cynthia il s’est levé. Il avait une taille très haute, très droite, un visage très beau, très noble. On sentait qu’il était de grande famille, de grande richesse et qu’il avait toujours eu pour habitude et métier de commander aux autres hommes. Mais, devant Lady Cynthia, il avait des yeux et des gestes d’esclave. C’était son mari.
« Il lui a embrassé la main, il lui a avancé un petit fauteuil. Seulement après il a osé reprendre sa place et commencer son repas du matin. Quel repas, ô mes amis ! Et le pain le plus blanc, et le lait le plus crémeux, et le beurre le plus gras, et les œufs les mieux dorés, et les confitures les plus exquises, et le miel le plus parfumé, et les fruits les plus rares. Mais Lady Cynthia a dédaigné tous ces présents d’Allah le miséricordieux. Elle leur préférait un breuvage de couleur jaune que les infidèles appellent whisky et dont ils abusent comme des fous. Mais du moins, à l’ordinaire, ils attendent pour cela que le jour soit assez avancé. Lady Cynthia, elle, après s’être nourrie toute la nuit de cette boisson, recommençait dès le matin. Sans doute, remplaçait-elle ainsi le sommeil qui lui était refusé.
« Ayant bu trois verres, la vieille dame aux yeux terribles s’est levée. Son mari a fait de même.
« — Je n’ai pas besoin de vous, mais de Bachir, lui a dit alors avec impatience Lady Cynthia.
« Nous sommes allés dans une direction opposée à celle du parc aux bêtes et Lady Cynthia s’est arrêtée près d’un pavillon entouré de fleurs et de pelouses. Et il y avait là des balançoires et des anneaux, et toutes sortes de jeux tellement amusants qu’on pouvait en perdre la tête. Mais Lady Cynthia ne m’a pas laissé le loisir de les bien regarder et nous sommes entrés dans le pavillon. Alors, en vérité, mes amis, je me suis trouvé dans la demeure des sortilèges. Tous les murs étaient faits d’images qui formaient des contes. On y voyait des dragons et des génies, et des nains, et des châteaux, et des carrosses peints en couleurs enchantées. Et le sol était couvert de jouets d’une intelligence sans pareille. Les automobiles marchaient toutes seules, les trains, des vrais trains, couraient sur les rails, des poupées agitaient les bras, ouvraient et fermaient les yeux, des ours parlaient. Et de toutes ces merveilles, celle qui les possédait était la plus étonnante.
« Imaginez, mes amis, une petite fille d’une dizaine d’années, habillée comme une princesse, propre et parfumée jusqu’à l’incroyable ; et ses cheveux étaient si clairs, riches et légers, qu’ils attiraient la main pour les caresser, mais si bien peignés qu’on n’aurait pas osé le faire ; et ses traits semblaient avoir été dessinés par l’artisan le plus habile dans le souk des orfèvres ; et sa peau était blanche, et douce, et dorée en même temps comme la pâte d’amandes la plus fine ; et pour ses yeux bleus on eût dit des fleurs rares. En vérité, mes amis, il ne pouvait pas y avoir, dans le vaste monde, une petite fille aussi belle. »
Alors, tintant de tous ses grelots, un tambourin lancé à toute volée, vint s’abattre aux pieds de Bachir, sur sa droite.
Il se tourna de ce côté et vit qu’Aïcha, s’étant débarrassée ainsi de son instrument, courait vers la vieille ville. Sa petite silhouette élancée disparut très vite sous les remparts.
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? Dites-moi ce qu’il y a eu ? s’écria Abdallah, le pêcheur aveugle, avec l’avide curiosité des infirmes.
Ses voisins lui expliquèrent l’incident et Zelma la bédouine tatouée dit en riant à Bachir :
— Prends garde, ô démon bossu, cette enfant a déjà pour toi un sang de femme.
— Je la battrai plus tard, elle ne peut pas se passer de moi, dit tranquillement Bachir.
Et il continua :
« Lady Cynthia, ayant embrassé rapidement la merveilleuse petite fille, m’a tiré vers elle et a dit : “Il s’appelle Bachir et il parle en anglais. Je t’en fais cadeau.” Et la petite fille a répondu très poliment : “Merci, grand-mère. J’aime bien ses deux bosses. — C’est à quoi j’ai pensé… Elles t’amuseront quelque temps, Daisy, je l’espère”, a dit la vieille dame aux yeux terribles. Puis elle est partie.
« J’aurais dû m’offenser d’être traité comme un objet qu’on donne, comme une poupée de son. Mais – et je l’avoue à ma grande honte – j’ai été heureux en cet instant et presque fier d’appartenir à une créature qui sentait si bon et qui était si belle. Et de la sorte j’ai irrité Allah tout-puissant et très sage, qui, entre les hommes et les femmes, nous a choisis pour maîtres. »

— Écoutez-moi ce gamin, ce vaurien, ce difforme ! se mit à crier Zelma la bédouine.
Mais les hommes placés autour d’elle lui imposèrent le silence. Et Bachir reprit :
« Je suis donc resté seul avec Daisy et je lui ai offert de nous amuser avec ses jouets magnifiques : “Non, a-t-elle dit. Ils m’ennuient tous.” J’ai voulu toucher un avion, faire rouler le train. “Non, a-t-elle dit, ils sont à moi.” Puis elle est sortie du pavillon en m’ordonnant de la suivre et j’ai reconnu dans sa voix le ton de sa grand-mère.
« Une fois dehors, j’ai proposé à Daisy de venir dans une des splendides balançoires. Elle a refusé. Cela l’ennuyait aussi. Et, comme je faisais un mouvement pour y monter seul, elle me l’a interdit en frappant du pied. Et j’ai vu que ses yeux ne ressemblaient plus à des fleurs, mais aux yeux de lady Cynthia.
« Et enfin mon sang s’est indigné. Est-ce que vraiment une petite fille, aussi jolie qu’elle fût, pensait me faire obéir par crainte ? Mais elle a deviné que j’allais, pour la défier, sauter dans la balançoire, et, soudain, elle a poussé un cri d’appel :
« — Bango, Bango !
« Un grondement s’est fait alors entendre, tellement sauvage que j’en ai eu la moelle glacée, et, avant que j’aie pu retrouver mes esprits, j’ai vu sortir d’un buisson et s’élancer vers nous l’être le plus terrifiant du monde. D’abord, j’ai cru que c’était un nouvel animal, une espèce de grand singe, habillé et dressé pour ressembler à un homme. Il portait un pantalon et une chemise de toile rouge et courait sur ses pattes de derrière en se balançant. Il était noir, velu, court de taille, avec des épaules très larges, des bras très longs, un front très étroit et des dents énormes. Et le bord de ses yeux avait la couleur du sang.
« Oui, d’abord je l’ai pris pour une bête. Mais Daisy lui a dit quelques mots dans un langage inconnu et l’être redoutable, ayant répondu par le même langage, s’est avancé vers moi en grinçant de ses dents énormes. Daisy a fait un signe et il s’est arrêté. Et Daisy m’a dit :
« — Si je le veux, Bango te mettra en pièces. Ma grand-mère me l’a donné pour gardien et m’a enseigné à lui parler.
« Je me suis souvenu alors qu’on racontait parfois dans les souks et les marchés qu’une dame anglaise très puissante avait ramené des forêts les plus sauvages qui poussent au bord des grands fleuves sombres un serviteur effrayant, moitié homme et moitié bête. »
— Ainsi, c’était vrai ! s’écria le riche badaud Abderraman, gonflant son gros ventre sous sa barbe teinte.
Et Sayed qui lisait des histoires à haute voix et Mohamed l’écrivain public et le bon vieillard Hussein, et le bel Ibrahim qui vendait des fleurs, et bien d’autres, derrière eux, répétèrent avec émerveillement :
— C’était vrai ! C’était vrai !
— Ça l’était, sur mes yeux ! répondit Bachir.
Puis il continua :
« Me voyant dompté par l’effroi – et qui ne l’eût été à ma place ? – Daisy s’est mise à rire et à battre des mains. C’était la première fois que je la voyais contente. Puis elle m’a commandé de la suivre et nous avons cheminé à travers des allées et des sentiers que je ne connaissais pas encore – ce domaine était immense, en vérité ! – La petite fille allait en tête, moi derrière, et Bango sur mes talons. Nous sommes arrivés ainsi jusqu’à une vaste prairie toute verte, toute fraîche et entourée d’une haie de cactus. Daisy a poussé la porte, et, au milieu du pré, j’ai aperçu un âne blanc tout jeune qui broutait des herbes et des fleurs.
« Je l’ai déjà dit, mes amis, et je le dis encore : cet endroit était plein d’enchantements. Car, je vous le demande, que peut-on trouver de plus ordinaire au monde qu’un bourricot ? J’en ai vu, comme vous tous, des centaines, et des centaines, et des centaines ! J’ai, dans les foundouks, aidé à les bâter, à les charger ; et, par les nuits trop froides, j’ai dormi contre leurs flancs. Et je sais comme vous tous qu’il n’y a rien d’étonnant, d’attirant chez un animal aussi indigne. Hé bien, ce bourricot-là m’a paru merveilleux. Il était blanc, blanc tel le lait ; son poil était fin, fin tel le duvet de cygne ses yeux bien ouverts, humides et brillants semblaient rire ; et, pour toute marque, il portait derrière chacune de ses oreilles hautes et minces une étoile à sept pointes. Était-il d’une autre race que les bourricots des rues et des champs ou devait-il sa beauté à des soins qui le faisaient lustré, vif, joyeux et sentant bon ou encore à une selle magnifique, toute en soie et en or, qui lui couvrait le dos, et au ruban bleu qui lui entourait le cou – je ne pourrais le dire en vérité. Mais cet âne blanc ressemblait à un petit roi parmi les autres ânes.
« Daisy lui a crié d’approcher. Il a obéi à sa voix. Elle a sauté sur la selle splendide, s’est assise de côté, et il s’est mis à courir à travers la prairie. Le croirez-vous, ô mes amis, cette petite fille était si légère, si gracieuse et souple sur ce petit âne merveilleux et ses cheveux flottaient si bien autour de son front doré et de ses yeux tous pareils de nouveau à des fleurs brillantes que, malgré toutes ses méchancetés et ses menaces, j’ai été repris envers elle d’admiration et d’humilité.
« Et quand Daisy a fait arrêter le petit âne, j’ai couru pour l’aider à descendre. Mais, l’ayant fait, je ne me décidais pas à lâcher la bride. Voyant cela, elle m’a demandé avec gentillesse :
« — Tu aimerais bien monter sur mon bourricot, Bachir ?
« Et alors j’ai senti que tel avait été mon désir depuis que j’avais aperçu le petit âne et que je n’avais pas osé me le dire à moi-même, pour ne pas m’en brûler inutilement. Quelle chance, en effet, un mendiant né dans la rue avait-il de se hisser sur une selle aussi magnifique et se faire porter par une bête d’une telle beauté ? Mais à présent que Daisy me l’avait fait reconnaître, ce désir tenait tout mon cœur, tout mon sang. Et je comprenais que les jouets admirables réunis dans le pavillon et au dehors je m’en moquais si je pouvais une fois, une seule fois, galoper sur ce petit âne merveilleux. Et, comme Daisy m’avait parlé doucement, j’en ai eu grande espérance et je lui ai dit :
« — J’aimerais cela mieux que tout au monde.

« Alors elle m’a répondu :
« — Tu peux monter tout de suite…
« Mon corps tremblait de joie tandis que je levais un pied pour le mettre dans l’étrier… Mais juste à ce moment elle a dit :
« — Si je le permets.
« J’ai tourné la tête vers elle et attendu un peu, et elle a dit encore :
« — Mais je ne permets pas. Ce bourricot n’est qu’à moi.
« Ma figure à ce moment devait être très drôle à regarder, je pense, car Daisy s’est mise à tourner sur elle-même de joie.
« Mais bientôt elle a dû voir autre chose sur mes traits, car elle a crié : “Prends garde, ou je lâche Bango.” Et, rien qu’à entendre son nom, l’homme-bête s’est approché en grondant. J’ai abandonné la bride du petit âne et il a commencé aussitôt à jouer tout seul ; si blanc, si beau.
« Alors Daisy s’est assise dans l’herbe et m’a dit :
« — Maintenant, amuse-moi en me racontant des histoires et, si elles me plaisent bien, je te laisserai prendre mon bourricot.
« Elle m’a souri avec sincérité et elle a dit encore :
« — Je ne tiens plus beaucoup à lui. Je serai assez grande bientôt pour avoir un poney, un vrai petit cheval.
« Et, à cause de ce sourire et aussi de l’envie terrible que j’avais de monter sur l’âne blanc, je me suis assis en face de la petite fille et je lui ai demandé avec humilité :
« — Mais que puis-je te dire qui t’intéresse, à toi qui es née parmi les riches et les puissants et qui vis parmi les bêtes les plus singulières et les serviteurs de tous les pays inconnus ? Tes parents doivent te raconter les plus belles histoires.
« Et Daisy m’a répondu avec une voix soudain toute petite et faible :
« — Je n’ai ni père, ni mère, Bachir. Ils sont morts avant que je les connaisse. Et grand-mère et grand-père sont trop tristes pour raconter des histoires, et je ne sors jamais du domaine et je ne vois jamais d’autres enfants parce qu’il n’y en a pas dans Tanger qui soient d’une famille comme la nôtre. Car grand-mère est une parente de notre Roi.
« À ces derniers mots, elle a redressé la tête avec orgueil et s’est écriée impatiemment :
« — Hé bien, parle. Amuse-moi. Que fait ton père ? C’est lui qui t’a permis de venir jusqu’ici ?
« Et j’ai répondu :
« — Moi non plus, je n’ai ni père, ni mère. Seulement, moi, je suis mon seul maître.
« — Tu vas où tu veux ? Comme tu veux ? Avec qui tu veux ? m’a demandé Daisy sans me croire.
« Alors, ô mes amis, je me suis trouvé son égal pour le moins, car, je vous le demande, toutes les richesses et tous les jouets et toutes les bêtes étonnantes et même un merveilleux petit âne blanc, quelle joie peuvent-ils offrir sans la liberté ? Et j’ai commencé de dire avec feu, avec bonheur, ma vie dans les rues et les souks, et ici. J’ai parlé de mon ami Omar au grand fez rouge et j’ai parlé d’Aïcha. Et d’abord je sentais que Daisy m’écoutait de tout son esprit et mon récit en devenait toujours plus ardent et plus vif. Mais tout à coup j’ai entendu des cris stridents.
« — Assez ! tais-toi ! ce n’est pas vrai ! Tu mens, sale mendiant bossu. Il n’existe pas d’enfants plus heureux que moi. Je suis la plus riche, la plus belle, la plus noble…
« Et, tout en criant de la sorte, Daisy s’est jetée sur moi. Elle me frappait et, moi, ma surprise était si forte que, dans les premiers instants, je me suis abandonné à ses coups. D’ailleurs, ils ne me faisaient pas mal. J’ai la peau endurcie à d’autres batailles. Elle s’en est rendu compte et, plus furieuse encore, elle s’est mise à griffer, à pincer mes bosses. Et ce n’est pas la douleur qui m’a enflammé à mon tour, mais la honte et la colère de voir qu’elle m’attaquait dans mon infirmité. Je l’ai repoussée avec violence et elle a roulé sur l’herbe. Elle s’est relevée tout de suite et sa bouche s’est ouverte pour appeler Bango. Alors j’ai sorti ma fronde qui ne me quitte jamais et je l’ai armée d’un gros caillou rond et j’ai crié à Daisy :
« — Avant que ton sauvage me touche, cette pierre te brisera le nez et les dents.
« Elle a vu que je disais la vérité et s’est tue. Puis elle s’est mise à sourire craintivement. Elle m’a dit :
« — Rentrons vite, et soyons amis de nouveau.
« Mais sa voix était fausse. Elle me détestait. Et moi, voyant enfin ce qu’elle était – une fille méchante, pleine de caprices et peureuse, je ne la détestais même pas ; je la méprisais. »
À ce moment, un tintement joyeux résonna contre les oreilles de Bachir. Mais cela ne lui fit pas bouger la tête d’une ligne. Il savait ce que le bruit signifiait : Aïcha était revenue et faisait chanter tous les grelots de son tambourin. Et Bachir poursuivit :
« Le petit âne blanc ne me sortait pas de la mémoire…
« Au commencement de l’après-midi, ayant mangé comme un seigneur dans les cuisines immenses, et pendant que Daisy était obligée par sa grand-mère à faire la sieste, je me suis rendu à la prairie où nous avions été le matin. Le petit âne blanc s’y trouvait toujours avec sa selle et son ruban. Il avait l’air de s’ennuyer beaucoup, étant seul. On le nourrissait très bien à coup sûr puisqu’il était tout tendu et luisant de bonne graisse heureuse. C’est pourquoi, rassasié, il ne donnait que de temps à autre un coup de dent paresseux dans l’herbe bien épaisse et fraîche. Puis il faisait quelques pas, se couchait, se relevait, agitait faiblement ses grandes et fines oreilles marquées de petites étoiles à sept pointes. Puis il se mettait à braire sans élever la voix, comme s’il bâillait. En vérité, on pouvait suivre tout ce qu’il ressentait dans ses mouvements et dans ses yeux. Car ce petit âne blanc dépassait tous les autres bourricots aussi bien en intelligence qu’en beauté.
« Et moi, le voyant s’ennuyer si fort, je me suis réjoui. “Il attend quelqu’un qui vienne jouer avec lui, ai-je songé. Il va me faire fête et on s’amusera merveilleusement.” Et je suis allé vers lui tout rempli de bonheur à la pensée que je serais bientôt sur une selle et sur un petit âne dignes d’un fils de roi.
« Comme je m’approchais de lui, il s’est dérobé, a couru un peu, s’est arrêté. Je l’ai rejoint. Il a recommencé son manège. Et d’abord j’ai cru qu’il entreprenait un jeu. Mais à la troisième fois, s’étant échappé encore, il m’a fait face et j’ai bien vu, à la manière dont il tenait la tête et dont il me regardait, que ce n’était pas du tout pour s’amuser qu’il agissait ainsi. Et quand j’ai été de nouveau près de lui, au lieu de fuir, il s’est retourné soudain et m’a lancé une ruade. Je l’ai tout juste évitée, et, la colère m’ayant gagné, j’ai saisi sa bride. Alors il s’est jeté par terre, m’entraînant avec lui et s’est roulé sur moi, me donnant parfois des coups de sabot.
« L’herbe, heureusement, était épaisse, mais le bourricot, encore que très jeune, avait été si bien soigné et nourri qu’il était déjà plein de vigueur et m’a fait assez mal. J’ai dû lâcher la bride. Alors, il s’est mis debout et s’est éloigné sans se presser en tournant la tête vers moi de temps en temps. Et j’ai deviné dans les yeux de ce petit âne blanc – en vérité son intelligence était grande – qu’il me jugeait indigne de le toucher. Et ses yeux disaient : “Je suis, moi, un petit seigneur habitué aux choses les plus fines, et toi, tu sens trop une odeur de pauvre. Je te méprise.”
« Jamais, ô mes amis, je n’avais connu pareille déception, pareille humiliation et je ne sais pas ce que j’aurais fait à ce maudit petit âne merveilleux, si je n’avais aperçu de loin venir Daisy accompagnée du sauvage Bango. Je me suis redressé aussi vite que j’ai pu et j’ai remis en ordre mes habits froissés. Et, tout en faisant cela, je m’imaginais cette insupportable petite fille montée sur cet odieux petit âne blanc et tous deux pleins de moquerie pour moi. Alors j’ai couru vers la haie de cactus qui gardait la prairie, j’ai arraché deux épines très pointues, bien déchirantes, et je les ai glissées sous la magnifique selle, de façon à ce que le poids le plus léger les enfonce d’un seul coup.
« — Que fais-tu là ? m’a demandé Daisy pleine d’orgueil et de soupçon.
« — Je me préparais à tenir ton étrier, ai-je répondu.
« Mais, en l’aidant, je me suis arrangé de sorte qu’elle retombe sur la selle plus fort qu’à l’ordinaire.
« Un bourricot pareil à ceux que nous connaissons, mes amis, battu tous les jours et piqué par des pointes de fer, n’aurait pas fait attention aux épines de cactus. Mais le petit âne blanc, lui, avait la peau tendre comme une fille de pacha et il est devenu fou. Il est parti en flèche, sautant, ruant, et bientôt Daisy est passée par-dessus sa tête pour tomber sur l’herbe, tel un paquet de chiffons. En moi-même je riais de tout mon cœur, mais je me suis précipité vers Daisy, faisant semblant d’être très empressé et très inquiet. Elle a dû voir, cependant, sur ma figure combien j’étais peu sincère, car elle s’est relevée seule, et m’a repoussé. Puis elle a dit avec une voix basse, sifflante, cruelle :
« — Sale bourricot. Tu seras vendu à n’importe qui. Aujourd’hui même.
« Alors mon cœur n’a plus eu du tout envie de rire, car j’ai senti qu’il en serait comme elle disait. Et, tout de même, j’avais bien espéré que je ferais un jour amitié avec ce merveilleux petit âne. Maintenant, c’était fini toute chance en était perdue. »
Alors Abdallah, le pêcheur aveugle, dit à Bachir :
— L’homme qui a ses yeux intacts ne peut pas désespérer de revoir ce qu’il aime.
— Allah est grand ! Allah peut tout ! murmura pieusement le bon vieillard Hussein qui vendait du khôl.
La foule répéta les mots consacrés.
Et Bachir reprit :
« Daisy a quitté la prairie et m’a défendu de reparaître en sa présence. Elle avait honte et haine de moi, parce que j’avais assisté à sa chute risible. Et, comme je me trouvais dans le domaine seulement pour lui servir de jouet, j’étais sûr qu’on m’en chasserait ce jour-là, moi aussi. Mais Lady Cynthia, la vieille dame aux yeux terribles, en a décidé autrement. Elle m’a ordonné de rester, et, sans m’expliquer rien d’autre, elle a fait venir un tailleur arabe qui a pris soigneusement mesure de mon corps et de mes bosses. Ensuite, Lady Cynthia, – une étrange vieille dame en vérité, – m’a regardé avec une sorte d’estime dans ses yeux de feu et m’a dit :
« — Maintenant que tu as su te débarrasser de Daisy, tu peux vivre à ta guise.
« Et elle a commandé à tous les serviteurs de me laisser aller comme je voudrais à travers les jardins, le parc aux bêtes et même dans la maison splendide.
« Alors, mes amis, a commencé le temps le plus surprenant de mon existence. Je n’avais plus besoin de m’occuper de ma faim. Je mangeais tellement et de si bonnes choses que mon ventre s’épanouissait de bonheur. Je pouvais m’étendre autant que cela me plaisait, repu et joyeux, près des fontaines. Quand le soleil devenait brûlant, je me couchais à l’ombre des sycomores et des jacarandas. Je passais des heures à regarder les bêtes les plus étranges et des oiseaux qui ressemblaient à des joyaux dansants. Et même la grande demeure magnifique m’était ouverte.
« À dire vrai, une foule de chiens et de chats et quelques petits singes avaient la même liberté que moi. On les trouvait jouant et bondissant dans les chambres, ou couchés sur les fauteuils et les tapis précieux. Mais les animaux ne pouvaient pas profiter de ces faveurs à ma façon, moi qui entendais et découvrais sans cesse les choses les plus étonnantes. Car je fréquentais chaque jour des gens qui, à l’ordinaire, ne m’auraient pas laissé approcher d’eux, fût-ce à trente coudées. Seuls, en effet, étaient reçus chez Lady Cynthia les très nobles et les très puissants : des Anglais de haute famille, des princes espagnols, des grands dignitaires français, les ministres des sept nations qui gouvernent Tanger, et M. Boullers, l’illustre marchand d’or, et même, oui, mes amis, même le chef de la Police en son plus bel uniforme, ses bottes brillantes et ses éperons aigus. »
À la mention de ce personnage, qui commandait à tant d’agents belges, français, espagnols et arabes, loi et terreur des rues, des places et des marchés, l’auditoire de Bachir frémit tout entier.
— Tu assures que tu as souvent été en sa présence ? s’écria Sayed, le lecteur public.
— Dans la même chambre ? renchérit le badaud Abderraman.
— Plus près que je ne le suis de vous en cet instant, dit Bachir.
— Mais comment, lui demanda Ibrahim, le beau marchand de fleurs, – qui parfois, entre ses œillets et ses roses, vendait aussi du haschich, – comment as-tu fait pour soutenir sa vue sans mourir de crainte ?
— Il était comme les autres : il avait si peur de Lady Cynthia qu’il ne m’effrayait plus, dit Bachir.
Et il continua :
« Dans cette demeure, les bêtes avaient plus d’importance que tous les hommes, fussent-ils les maîtres de Tanger. Il fallait voir, mes amis, comment, pour plaire à Lady Cynthia, les puissants et les riches flattaient quelque vieux chien poussif ou un méchant singe. Et ils me traitaient de même, puisque j’étais moi aussi une sorte d’animal favori. J’aurais pu mordre, en vérité, le chef de la Police, et il n’eût rien fait que de caresser mes bosses, j’en suis sûr.
« Pourtant, malgré tous ces amusements et plaisirs, malgré mes bons habits et la nourriture admirable, je ne me sentais pas tout à fait heureux. Et je n’arrivais pas à savoir pourquoi. C’est par mon ami Flaherty que j’ai enfin compris.
« Lui, il ne possède ni fortune, ni rang, ni titre, ni pouvoir, ni grande naissance. Mais il connaît toutes les histoires du monde et il les raconte de manière à faire rire les plus maussades. Et aussi il peut boire infiniment les liqueurs de feu. À cause de cela, Lady Cynthia l’aimait et l’honorait particulièrement et l’invitait à des repas où personne d’autre n’était reçu.
« Il est arrivé ; il m’a cligné de l’œil ; il m’a souri dans sa moustache rouge. Et, d’un seul coup, je me suis rappelé toutes nos promenades, le jour et la nuit, à travers le port et la ville vieille et nos rencontres aux terrasses des cafés, place de France et à la Kasbah. Et j’ai revu alors dans mon esprit Omar et Aïcha et les autres enfants des rues et les foundouks et la rue des Siaghines. Et j’ai pensé à la liberté.
« Quand mon ami Flaherty est monté dans la voiture de Lady Cynthia pour s’en aller, j’ai voulu partir avec lui. Le chauffeur hindou m’en a empêché. Il n’avait pas l’ordre de m’emmener. J’ai couru jusqu’à la grande grille qui donnait sur la route. Elle était déjà refermée. Et le portier soudanais a refusé de me laisser sortir. Il n’en avait pas reçu la permission.
« Alors, ô mes amis, alors, j’ai senti que si je ne trouvais pas un moyen de m’échapper tout de suite, j’allais devenir misérable, méchant, insensé. J’ai fait en courant le tour de ce domaine merveilleux qui me paraissait maintenant aussi détestable qu’un cachot. Mais c’est en vain que j’ai cherché une issue. Malgré ses dimensions énormes, la propriété de Lady Cynthia se trouvait entourée tout entière d’un mur très haut et recouvert de ferraille déchirante. Le désespoir me prenait déjà, quand je suis arrivé devant une petite porte, très éloignée de l’entrée principale et par laquelle on amenait les provisions, le bois de chauffage, le fumier pour le jardin et toutes choses nécessaires au service du domaine. Sans doute cette porte était bien verrouillée et, de plus, gardée par un grand chien sauvage. Mais j’avais eu le temps de faire amitié avec lui et, quant aux serrures ordinaires – et celle-ci l’était – on les ouvre à sa guise, quand on sait tordre un fil de fer d’une certaine façon – et je le sais.
« Si bien que la nuit même, j’étais dans Tanger la Bénie, ayant fait en bondissant et chantant tout le chemin qui va de la montagne à la ville, tant l’impatience et la joie me poussaient. Allah ! Allah ! Quel bonheur de frotter mes bosses aux haillons des fidèles et d’écouter leurs palabres, leurs cris, leurs injures ! »
— Rien n’est plus cher, parfois, que ce qu’on avait dédaigné, dit avec douceur le vieil Hussein qui vendait du khôl.
Et ceux qui l’entouraient commencèrent à discuter sur cette sentence. Mais le pêcheur aveugle, Abdallah était, à cause de son infirmité, le plus avide aux belles histoires. Et il cria, s’adressant à Bachir :
— Tu es tout de même revenu au Paradis de la Montagne ?
— Assurément. Je ne suis pas fou, répondit l’enfant bossu. Je me réjouissais dans la journée des avantages de la fortune, et, la nuit, des plaisirs de la liberté. Mon bout de fil de fer, tordu ainsi qu’il convenait, me faisait passer sans peine de l’une à l’autre condition. En vérité, je n’avais plus personne à envier dans ce monde.
— Quoi ! Pas même les maîtres de ce domaine si admirable ? s’écria Abderraman, le badaud.
— Pas même, et je n’avais pas tort en cela, comme vous allez maintenant l’entendre, répondit Bachir.
Et il poursuivit :
« Le vénérable Sir Percival avait coutume de faire la sieste après le repas du milieu du jour. Pour cela il choisissait dans le même petit salon, toujours le même fauteuil profond, large et magnifique. Et, au-dessus de ce fauteuil, était installé un pankha. C’est un grand carré flottant de paille tressée suspendu au plafond et muni d’une corde. On tire la corde, le pankha remue et une brise légère enveloppe celui qui se trouve dessous. Cette espèce d’éventail très énorme a été inventé aux Indes où les chaleurs sont terribles. Remarquez, mes amis, que la pièce où Sir Percival aimait à prendre son repos était bien ombreuse, bien fraîche. Remarquez aussi que cette maison était pleine de ces appareils à ailes de métal et grands faiseurs de vent, et qui tournent tout seuls. Mais Sir Percival, ayant gouverné très longtemps des pays très brûlants et très barbares, avait tellement pris l’habitude, pour sa sieste, du pankha lent et silencieux, qu’il ne pouvait plus s’en passer. Et il se montrait avec l’âge bien difficile à satisfaire. Le mouvement du pankha était toujours trop lent à son gré, ou trop rapide, ou encore son balancement ne lui semblait pas assez égal. Il avait essayé tous les serviteurs de la maison à cet usage et aucun d’eux ne l’avait contenté. C’est pourquoi j’ai été, à mon tour, appelé à remuer le pankha.
« Je crois, mes amis, que si l’on fait un travail pour une personne qui vous plaît, on le fait bien. Or, j’aimais beaucoup le vénérable Sir Percival. C’était un grand vieillard très droit, très beau, très digne et très bon. Il avait l’air d’un seigneur et d’un père. Et je voulais lui donner du plaisir avec le pankha. Et je m’appliquais de mon mieux à le faire aller et venir avec douceur et mollesse et régularité. Et le vénérable Sir Percival était content et sa tête blanche s’inclinait peu à peu sur sa haute poitrine et il s’endormait, rêvant sans doute à ses années de jeunesse, de force et de gloire, sous le pankha.
« Or, avant d’être pris par le sommeil, Sir Percival regardait longtemps une photographie. Et ce n’était pas une de ces images majestueuses comme il y en avait tant dans les salons de cette demeure et où l’on voyait les grands rois et les grandes reines d’Angleterre, dans leurs habits de couronnement ou de mariage, avec des inscriptions de leur main pour Lady Cynthia, leur parente et Sir Percival, son mari. Non. Le vieil homme sortait de son portefeuille une petite image sur papier brillant, la mettait dans le creux de sa main et la contemplait sans bouger. Puis il la glissait dans sa poche. Et, placé loin de lui comme je l’étais pour tirer sur le pankha, je ne pouvais pas découvrir ce qu’il y avait sur cette image.
« Or, un jour que, déjà dormant à moitié, Sir Percival tenait encore sur la photographie ses yeux très âgés et très pâles, Lady Cynthia est entrée tout à coup dans ce petit salon, je ne sais pour quoi faire. Son arrivée m’a tellement surpris, car elle n’y venait jamais, que j’ai lâché la corde et que le pankha s’est arrêté. Mais Sir Percival n’y a pas fait attention. Il paraissait plus étonné que moi encore et même épouvanté. Son vieux visage si beau ressemblait à celui d’un serviteur coupable. Il a essayé de mettre la petite image dans une poche, mais ses mouvements, au sortir d’un demi-sommeil, n’étaient pas assez rapides.
« — Qu’est-ce que c’est ? lui a demandé Lady Cynthia.
« Il n’a pas répondu. Elle a marché vers lui en tendant la main. Sir Percival lui a remis la photographie. Alors Lady Cynthia s’est mise à parler d’une voix plus basse que de coutume et très effrayante. Elle a dit :
« — Nous avions pourtant décidé de les détruire toutes.
« Et Sir Percival a répondu d’une telle façon que je l’entendais à peine :
« — Celle-ci, je ne pouvais pas… Je l’ai retrouvée par hasard… Notre fils… Notre seul fils… Et là, il est tout jeune, avant toutes les mauvaises histoires…
« Mais Lady Cynthia a dit, avec la même voix très effrayante :
« — Il n’y a pas d’avant… Il n’y a jamais eu de fils.
« Elle a quitté le salon et moi je l’ai suivie parce qu’un esprit me conseillait de le faire.
« Lady Cynthia s’est rendue dans une pièce où se trouvait un grand meuble en demi-cercle tout chargé de bouteilles. Elle a bu très vite, verre plein après verre plein, le whisky.
« Ses yeux devenaient toujours plus noirs, plus brillants, et sa figure blanche, blanche, étroite, étroite. Puis elle a posé cette petite image sur le meuble entre deux bouteilles, et elle s’est mise à lui parler. Comme si, vraiment, elle avait eu devant elle un homme qu’elle détestait entre tous les hommes. Son regard et sa bouche étaient aussi durs que pierre, tandis qu’elle disait : “Tu as été chassé du plus ancien, du plus honoré des régiments du Roi pour tes folies, tes fautes, tes désobéissances. Et cela encore, je l’ai pardonné… J’ai payé tes dettes… J’ai voulu te marier comme il convient. Mais tu t’es accroché à une fille de rien et tu l’as épousée. Tu as osé la faire entrer dans ma famille ! Puis elle est allée rouler ailleurs. Alors tu nous as envoyé Daisy. Depuis ce moment, tu es mort pour nous tous. Mort ! Mort !”
« Disant cela, Lady Cynthia a pris l’image de son fils et l’a mise en morceaux, en tout petits morceaux. Et moi, parce que sa figure me faisait trop peur, je me suis enfui. »
Zelma la bédouine, à ces mots, poussa un long ululement que d’autres femmes reprirent de rangée en rangée. Et elles se lamentaient :
— Elle a lacéré son fils !
— La folle !
— La maudite !
— Le malheur était sur cette maison !
— Ne le porte pas sur nous, vagabond bossu !
Et le pêcheur aveugle, Abdallah, cria à son tour :
— Allah est miséricordieux qui m’a enlevé la lumière, sans que j’aie eu l’occasion de voir ce que tes yeux ont contemplé.
Et le doux vieillard Hussein qui vendait du khôl dit à Bachir avec amitié :
— J’espère que tu t’es échappé pour de bon et pour toujours, car rien de favorable ne pouvait plus t’arriver en ce lieu.
Et Bachir lui répondit :
— C’était bien là ma pensée, ô mon père, et je n’attendais plus que la nuit pour ouvrir la petite porte avec mon fil de fer tordu.
— Mais tu ne l’as pas fait, car je sens ton récit encore loin de sa fin, dit l’écrivain public Mohamed.
— C’est juste, reconnut Bachir.
Et il reprit :
« L’ombre du soir n’était pas encore venue quand s’est présenté le tailleur arabe auquel (vous en souvenez-vous, mes amis ?) Lady Cynthia avait ordonné de prendre mes mesures. Il apportait un habit de la soie la plus magnifique et sa couleur était d’un vert brillant et il m’allait à merveille. Lady Cynthia en a été très satisfaite ; puis elle m’a ordonné de l’enlever, disant : “Il faut qu’il soit tout neuf demain, car demain sera un grand jour.” Elle n’a rien ajouté et sa figure était très mystérieuse. Quand elle m’a quitté, j’ai interrogé le tailleur et tous les domestiques en état de me comprendre. Personne n’a été capable de me dire ce qui devait se passer le lendemain. Alors je suis resté. J’avais trop envie de savoir. »
— Nous le voulons, nous le voulons aussi… cria l’auditoire.
Mais au lieu d’apaiser cette impatience, Bachir demanda soudain :
— Vous rappelez-vous, mes amis, la semaine de fêtes étonnantes qui ont attiré chez nous encore plus de voyageurs qu’à l’ordinaire, et qui s’appelait la grande semaine de Tanger ?
On répondit avec une sorte d’enivrement :
— Comment peux-tu demander cela, Bachir ?
— Comment ces beautés pourraient-elles être sorties de la mémoire ?
— Les danses sur les places !
— Les musiques militaires de toutes les nations !
— Les feux d’artifice.
— Les courses des voiliers.
— Et, dans le stade qui sert d’habitude aux jeux et aux sports, le défilé des voitures ornées et parées magnifiquement.
À cette réplique, Bachir leva la main et demanda encore :
— Dans ce défilé, vous souvient-il, mes amis, d’une automobile découverte, la plus longue de toutes, conduite par une grande vieille dame très droite, ayant auprès d’elle une petite fille aux longs cheveux d’or ?
À quoi Ibrahim, le beau marchand de fleurs, répondit le premier :
— Tant de roses et d’iris l’enveloppaient que je n’en vends pas la moitié dans un mois.
Mais d’autres voix couvraient déjà la sienne.
— Et tout l’arrière était plein d’animaux et d’oiseaux.
— Des chiens de race inconnue.
— Les singes de toutes tailles.
— Les deux gazelles.
— Les perroquets géants.
Alors Bachir demanda une troisième fois :
— Et parmi les bêtes, vous avez bien remarqué, je pense, la plus étrange de toutes, habillée de vert et bossue dans le dos aussi bien que de face ?
Il y eut un long, très long silence, puis Abderraman, le badaud, éclata le premier :
— Par ma barbe, cria-t-il, et par celle, sacrée, du Prophète, c’était donc toi ?
Bachir inclina son menton vers sa bosse avant, d’une manière à peine visible, mais cela suffit pour susciter un tumulte effréné.
— Toi ? entouré par ces iris et ces roses ?
— Toi ? au milieu de ces bêtes rares et précieuses ?
— Toi ? habillé de la sorte ?
— Toi ? mené par cette femme si puissante ?
— Toi ? dans la voiture la plus belle ?
Bachir abaissa les yeux à cet instant et dit d’un air modeste :
— En effet, aucune automobile n’a été accueillie par autant de battements de mains que la nôtre et c’est nous, en effet, qui avons obtenu la plus haute récompense.
On entendit alors la voix aigre de Sayed, le lecteur public :
— Mais pourquoi, dis-nous, pourquoi avoir retenu ta langue si longtemps ? Et comment se fait-il que le jour même toute la ville n’ait pas retenti du récit de ta gloire ?
— C’est justement ce qui me reste à conter, dit Bachir.
Et il reprit.
« Une musique militaire qui avait traversé le détroit, et venue tout exprès de la forteresse de Gibraltar, jouait sans arrêt, pendant que les voitures décorées roulaient sur la piste l’une après l’autre. Et les musiciens sont encore tout vivants dans mon esprit et dans le vôtre, ô mes amis, j’en suis sûr. Car leurs instruments n’étaient pas ceux – flûtes, fifres, cuivres ou tambours – que l’on voit à l’ordinaire chez les soldats étrangers, mais d’énormes cornemuses, pareilles à des outres géantes, en peau de bouc, et qui chantaient d’une manière lente et déchirante ainsi que nos propres chansons. Et, de plus, ces musiciens, qui appartenaient pourtant, assure-t-on, aux régiments les plus illustres et les plus virils du Roi d’Angleterre, étaient habillés d’une jupe couleur safran et si courte que nos filles les plus effrontées rougiraient de les mettre. Et sur leurs épaules étaient jetées des peaux de léopard. »
— Oui, ils étaient bien tels que tu les dépeins, s’écria Ibrahim, le jeune marchand de fleurs.
Mais Zelma, la bédouine tatouée aux yeux hardis, récrimina :
— On les voyait si mal… De loin… De biais…
— C’est juste, vous étiez placés vers le fond du stade, aux places gratuites, sur les gradins des pauvres, dit Bachir.
Et il poursuivit :

« Mais j’ai pu, moi, le mendiant, les contempler de plus près que n’importe qui, puisque notre voiture est passée deux fois, et lentement, lentement, tout contre la plate-forme sur laquelle ils jouaient.
« Et ainsi j’ai pu admirer, avant que d’arriver devant lui, le chef des musiciens que vous ne pouviez même pas apercevoir, car les autres l’entouraient de trois côtés. Il portait, lui, des pantalons étroits et noirs et une tunique écarlate. Il était si grand, si fort, et le pommeau de la canne immense avec laquelle il battait la mesure ressemblait si bien à un astre étincelant, que je n’entendais plus les applaudissements et que je ne pensais plus à ma gloire. Je me sentais ébloui par tant de beauté, tant d’éclat. Cet homme était le seigneur des cornemuses. Et cependant que les musiciens allaient et venaient le long de la plate-forme d’un pas dansant, tout en soufflant dans leurs outres merveilleuses, lui, il se tenait droit, raide et complètement immobile, et seuls les moulinets de sa canne montraient qu’il était vivant. Et plus nous approchions de lui, plus il devenait magnifique ! Ses yeux n’étaient fixés sur rien d’autre que le ciel d’horizon ; la foule n’existait pas pour lui ; ni les voitures qui attiraient l’attention de tous.
« La nôtre pourtant était si extraordinaire, et si violents les battements de mains et les cris par lesquels on la saluait, que le chef des cornemuses a baissé son regard vers nous. Ses yeux ont glissé sur les fleurs, les bêtes et sur moi avec indifférence, mais ils se sont arrêtés soudain sur Daisy, la petite fille aux cheveux de fée.
« Alors, le bâton immense est resté suspendu dans l’air, le pommeau a cessé de briller et les cornemuses ont perdu leur cadence.
« Lady Cynthia n’a même pas détourné la tête, notre voiture a dépassé les musiciens. L’homme rouge et noir a brandi sa canne de nouveau et tout est rentré dans l’ordre. Le trouble n’avait duré qu’un instant. »
— Es-tu bien sûr de n’avoir pas rêvé ? demanda Mohamed, l’écrivain public. J’étais là-bas avec tous mes amis et nous n’avons rien remarqué de pareil.
— Rappelle-toi, répondit Bachir, que je me trouvais tout contre l’estrade.
Et il ajouta doucement :
— Rappelle-toi aussi que les esprits de la musique m’ont suivi depuis ma naissance et que, par eux, mon oreille se réjouit ou souffre des sons plus que celles des autres hommes.
— Il a raison, il a raison ! s’écrièrent tous ceux qui avaient entendu chanter l’enfant bossu.
Et Bachir continua :
« Le défilé des automobiles a pris fin. Alors il y a eu la distribution des récompenses, puis on a prononcé des discours, puis des gens sans nombre sont venus faire des louanges à Lady Cynthia. Il était nuit quand nous sommes revenus au domaine de la Montagne. Une fois là-bas, je n’ai eu qu’un désir : me montrer dans Tanger, vêtu de mes habits étonnants et faire connaître toute ma gloire. Mais il m’a fallu attendre encore longtemps. Car Lady Cynthia avait ordonné un banquet pour tous ses serviteurs et, comme elle y prenait part elle-même, j’ai dû rester jusqu’au bout. Enfin, chacun a gagné son lit, les lumières se sont éteintes. Alors, contre la fraîcheur de nuit, et pour ne pas me faire remarquer trop vite, j’ai jeté un vieux burnous sur mon splendide costume vert et je me suis échappé, grâce à mon fil de fer tordu, par la petite porte qui lui obéissait si bien.
« Les rues de la vieille ville étaient, malgré l’heure avancée, encore pleines de gens et ces gens étaient plus bruyants, plus joyeux qu’à l’ordinaire. La fête continuait dans les esprits et le sang. On achetait, on criait, on mangeait, on riait davantage. Et les plus pauvres étaient les plus heureux, parce que, en cette semaine de grands spectacles, ils profitaient de toutes les merveilles autant que les plus riches et qu’ils savaient mieux s’en réjouir. »
— Ceux qui avaient des yeux, ceux qui avaient des yeux, gémit Abdallah, le pêcheur aveugle. Mais pas moi.
— Et c’est pour toi, mon père, que je conte les choses plus longuement, dit Bachir avec gentillesse.
Et, tandis que l’aveugle lui adressait une bénédiction, Bachir poursuivit :
« En vérité, personne encore ne me remarquait. Je n’en ressentais pourtant aucune peine ou même inquiétude. Je savais bien qu’il me suffirait de laisser tomber le vieux burnous par lequel mon splendide costume vert était caché pour attirer sur moi et l’étonnement et la louange et pour me faire offrir, contre mes récits, plus de brochettes grasses, de gâteaux au miel et de thé très sucré que mon ventre n’en pouvait contenir. Mais, d’abord, je tenais à retrouver Omar et Aïcha, ou, à leur défaut, d’autres amis des rues, car une escorte empressée fait honneur à celui qui veut se montrer dans tout son éclat.
« Ainsi donc j’allais par les carrefours et les ruelles, sans trop me hâter, sûr de briller bientôt à tous les regards. Soudain, d’un passage plus étroit et plus sale que les autres, est venu jusqu’à moi un chant qui m’a fait oublier mes recherches. Ce n’était pas un de ces airs espagnols, arabes, ou andalous, ou juifs, auxquels nous sommes si bien habitués dans ces quartiers. Et, un jour plus tôt, je n’aurais pu deviner sa nature. Mais, pendant le défilé des automobiles, j’avais déjà écouté la même plainte si douce et si terrible, et qui ne finissait jamais. C’étaient les cornemuses des soldats du Roi d’Angleterre, vêtus de jupes couleur de safran et de peaux de léopard.
« J’ai couru vers le fond de l’impasse, je suis entré dans le café, misérable entre tous, d’Antonio le Chauve, et il y avait bien là, en jupes de safran et peaux de léopard, trois cornemusiers. Et avec eux le grand sergent à pantalons noirs et tunique rouge feu.
« Le croirez-vous, ô mes amis, dans cette manière de couloir, aux murs et au plafond humides, qui empestait la mauvaise fumée de tabac, la bière aigre et la crasse, j’ai trouvé ces musiciens et leur chef plus magnifiques encore que sur leur estrade pendant le défilé des belles voitures. Chez Antonio le Chauve, où un tas d’Espagnols et d’Arabes, et de Juifs, et de Maltais les plus pauvres se pressaient autour d’eux, leurs uniformes et leurs instruments paraissaient tout à fait admirables auprès d’une telle misère et de tant de haillons. Et cependant ils étaient des hommes simples, camarades et amis de tout le monde. Ils riaient gentiment des plaisanteries auxquelles ils ne comprenaient rien. Ils buvaient avec des guenilleux, des pouilleux, des mendiants, des voleurs. Sans cesse, tantôt l’un, tantôt l’autre prenait sa cornemuse. Et, cette fois, comme ils ne jouaient pas sur ordre, mais pour eux et leurs amis d’un soir, ils faisaient gémir, crier, geindre, supplier, lamenter tous les esprits cachés dans leurs outres merveilleuses et leur chant vous arrachait le cœur.
« Oh ! ils s’amusaient bien ces trois cornemusiers, et ils amusaient bien tous les autres. Mais pas leur chef à tunique de feu.
« Lui, il buvait beaucoup, tout seul, et son visage était si blanc, si raide et si fermé, que personne n’osait approcher de lui. Il avait l’air d’un seigneur enchaîné par les mauvais génies à sa propre infortune.
« La voix des cornemuses attirait toujours de nouveaux clients chez Antonio le Chauve et leur foule me poussait, me poussait sans cesse vers le coin où était assis le grand sergent immobile. Et cette poussée a fait tomber le vieux burnous de mes épaules, et mon splendide costume vert, qui montrait si bien mes deux bosses, est apparu soudain. Mais la foule n’a pas eu le temps d’admirer mon vêtement. Une main, terrible par la force et la dureté, m’a pris au collet, soulevé de terre, et ma figure s’est trouvée à la hauteur d’une grande et belle figure, toute blanche avec des yeux tout pâles, presque blancs eux aussi. Puis une voix basse et sauvage et qui sentait l’eau-de-vie, a sifflé contre mon oreille : “C’est toi qui étais dans la voiture, derrière la petite fille ?” Et, me tenant toujours à bout de bras, le sergent à tunique de feu s’est levé, a fendu la foule ; et les cornemusiers continuaient de jouer : et nous sommes partis de la sorte. »
— Que tu as eu peur, j’imagine ! s’écria Abderraman le badaud.
« Oh ! oui, j’ai eu peur, dit Bachir, et encore davantage quand le grand sergent m’a rejeté sur les pierres de la rue et m’a ordonné de le conduire tout de suite auprès de Daisy, dans le domaine de Lady Cynthia. Et que pouvais-je faire contre lui ? Il était assez fort, assez ivre et assez fou pour faire éclater entre ses poings ma tête comme une coquille creuse.
« Nous sommes donc allés en taxi, sans dire un mot, jusqu’à la Montagne. Et nous nous sommes arrêtés assez loin de la demeure, pour ne pas éveiller les serviteurs. J’ai mené le sergent à la petite porte dérobée et je l’ai ouverte avec mon fil de fer tordu. Le chien de garde a commencé de gronder, mais je lui ai parlé en ami et il nous a laissés pénétrer dans le domaine.
« Il y avait un clair de lune très vif. Les pelouses, les vergers, les grands morceaux de terre couverts de fleurs et les bosquets d’arbres fleuris se voyaient comme à la lumière du jour, mais celle de la nuit laissait croire que ces beautés remplissaient les limites du monde. Et, tout en marchant devant le sergent, je regardais de tous mes yeux autour de moi pour tout disposer au fond de ma mémoire, car je savais que je ne reviendrais plus en ces lieux… Et je pensais aux animaux et oiseaux merveilleux qui reposaient dans leurs enclos ou derrière leurs grilles, ou sur leurs perchoirs, ou en liberté, et j’aurais tant voulu les visiter une dernière fois, car eux aussi, je savais que je ne les reverrais plus. Mais le chef des cornemusiers était sur mes talons et ses jambes étaient longues et j’entendais son souffle lourd au-dessus de moi. Et j’avançais aussi rapidement que je le pouvais, sans faire de bruit, et je sentais mon cœur prêt à éclater d’angoisse, mais aussi de curiosité.
« Nous avons été assez vite en vue de la magnifique demeure et tout près du pavillon où habitait la petite Daisy. Je l’ai montré au sergent. “Va la chercher !” m’a-t-il dit, en remuant à peine les lèvres.
« Mon fil de fer tordu a ouvert aussi cette porte-là. J’ai réveillé Daisy. Elle n’a pas eu peur. Au contraire.
« Elle se rappelait à merveille le sergent, dans sa tunique de feu sur l’estrade, et plus haut d’une tête que les grands cornemusiers à peau de léopard. Elle était contente de le voir de près et croyait qu’il était venu pour jouer avec nous. Je ne l’ai pas détrompée. Ma seule pensée était de satisfaire la volonté du sergent redoutable. Et, en vérité, que savais-je de ses desseins ?
« S’il avait commencé par amuser gentiment Daisy, il aurait peut-être obtenu ce que son cœur désirait tant. Mais, lorsque la petite fille est apparue sur la pelouse, dans toute sa beauté et entourée par ses cheveux d’or et de soie qui brillaient au clair de lune, elle a été saisie, enlevée loin de terre. Le sergent immense et terrible s’est mis à la serrer, à l’écraser contre les boutons de sa tunique. Et il grondait et gémissait en même temps : “Mon enfant, ma petite… mon enfant.”
« Alors me sont revenues en un seul souvenir, et l’image que regardait tous les jours, sous le pankha, le vieux Sir Percival, et les paroles sans pitié de Lady Cynthia, et la surprise pareille à la mort qui avait arrêté les mouvements du chef des cornemusiers, quand la voiture aux fleurs et aux bêtes était passée devant lui. Et j’ai tout compris et vous aussi, maintenant, mes amis, vous comprenez…
« L’homme à tunique de feu était le fils perdu et maudit de Lady Cynthia et de Sir Percival, et il tenait dans ses bras sa fille qu’il avait fait serment de ne plus jamais voir. Mais le destin aux mille détours l’avait offerte à ses yeux et il était venu reprendre la rose de son sang.
« Seulement Daisy, elle, était dans une ignorance entière de tant d’épreuves et de secrets. Pour elle, cet homme énorme et comme fou était un étranger qui lui faisait très mal et très peur. Elle s’est mise à pleurer, à hurler. Le sergent l’a descendue doucement sur la pelouse et a tendu la main pour caresser les cheveux de soie et d’or. Mais alors une bête enragée s’est élancée par derrière sur la tunique rouge et, aux grognements qui sortaient de sa poitrine, j’ai reconnu Bango. En vérité, mes amis, ce sergent des cornemuses était d’une force refusée à la plupart des mortels. Tout autre serait tombé sous le choc. Lui, il n’a fait que plier un peu et, saisissant Bango, il l’a rejeté contre le sol. Bango est resté un instant étourdi et j’ai supplié la petite fille :
« — Commande-lui, par tes yeux, de ne pas toucher à cet homme… Si tu savais…
« Je n’ai pas eu le temps de parler davantage. Daisy criait :
« — Bango, au secours ! Attaque, Bango… Attaque…
« Et le sauvage, cette fois, a sauté sur la gorge du sergent et, dans le clair de lune, ses crocs étaient féroces, pointus, énormes. Et il visait la veine qui porte le sang et la vie. J’étais sûr que le grand chef des cornemusiers allait l’arrêter, l’étrangler avec ses mains de fer. Mais il ne s’est pas défendu tout de suite. Sa force semblait embarrassée, empêchée par la voix de la petite fille aux cheveux de soie et d’or qui était sa fille et qui criait avec haine et fureur : “Attaque, attaque, Bango ! Mords… Tue !…”

« Quand le grand sergent a levé les bras, il était trop tard d’un instant. Les crocs de Bango s’étaient refermés sur la veine de vie. Les bras du chef des cornemuses sont retombés et il a chancelé une fois, deux fois, trois fois, et Bango avait la face inondée du sang qu’il faisait jaillir de la veine coupée. Mais ses dents ne lâchaient pas la gorge. Enfin, la tunique de feu s’est abattue à terre d’un seul coup.
« À ce moment, la porte de la demeure principale s’est ouverte avec fracas et Lady Cynthia s’est montrée sur le perron avec Sir Percival. Trois serviteurs, armés de fusils, les suivaient. Aucun d’eux ne m’a vu, car, aussitôt, je me suis aplati contre la pelouse et j’ai roulé jusqu’au buisson le plus proche et m’y suis terré.
« Ainsi, sans être aperçu moi-même, j’ai pu tout regarder et tout entendre. Mais mon corps entier tremblait sous mon splendide vêtement vert, déchiré par les épines et les ronces.
« Lady Cynthia s’est approchée du sergent étendu, s’est penchée sur son visage, l’a bien examiné au clair de lune. Puis, elle a considéré Daisy. La petite fille caressait Bango et lui, il léchait le sang encore frais sur ses babines. Alors Lady Cynthia a dit aux serviteurs :
« — Emportez le corps ! C’est un simple accident arrivé à un soldat ivre…
« Ensuite, elle a dit à Daisy :
« — Va dans ma chambre, tu coucheras là désormais.
« Ensuite, elle a dit à Sir Percival :
« — Que le chef de la police vienne ici tout de suite, et, en même temps, le consul d’Angleterre. Je leur expliquerai…
« Alors, Sir Percival a demandé en hésitant :
« — Mais qui… enfin… qui donc était ce soldat mort ?
« Et Lady Cynthia lui a répondu :
« — Il faut téléphoner tout de suite, comme j’ai dit.
« Sir Percival l’a laissée et la vieille dame est restée quelques instants sur la pelouse, grande, droite, immobile, avec ses yeux terribles tournés vers la lune.
« Bango se léchait les babines.
« — Je te ferai abattre sans que tu souffres, lui a dit Lady Cynthia doucement.
« Enfin elle est rentrée dans sa maison splendide.
« Alors je me suis glissé hors du buisson, j’ai repris mes vêtements ordinaires et je me suis enfui plein de terreur…
« Sans doute, j’ai couru trop vite et sans doute tant de sentiments, et si violents, étaient trop en une seule journée pour mon cœur. À mi-chemin de Tanger, mes jambes ont fléchi et j’ai roulé dans un champ. Là, j’ai dormi, dormi, dormi. Le soleil s’en allait déjà du côté où il se couche quand je suis arrivé aux faubourgs. La fatigue me tenait encore. Je me suis traîné vers le milieu de la ville. Mais soudain, aux abords de la place de France, j’ai commencé à courir… Je venais d’entendre des cornemuses.
« En effet, sur le boulevard, les soldats en jupes couleur de safran et à peaux de léopard défilaient vers le port. Leurs outres merveilleuses chantaient et se lamentaient sur leurs pas. Et, les menant, avançait un sergent immense, vêtu d’un pantalon noir et d’une tunique rouge feu qui agitait une longue, longue canne dont le pommeau étincelait comme un astre. »
Aux pieds de Bachir, et d’une façon suraiguë, Zelma la bédouine gémit :
— Un revenant ! Le Prophète nous garde ! Un revenant !
— Mais non, calme-toi, bonne femme, lui dit Abderraman le badaud, ils ont habillé un soldat de la même manière.
— Ou bien, remarqua l’écrivain public Mohamed, ils ont fait venir de Gibraltar un nouveau chef de musique…
Et Bachir leur répondit :
— Pour en avoir le cœur net, j’ai décidé de suivre les cornemusiers jusqu’à leur navire.
— Hé bien, hé bien ? lui demanda-t-on de toutes parts.
— Le destin est nouveau à chaque instant, soupira l’enfant bossu.
Puis, il dit :
« Nous n’étions déjà plus loin du port. Mais alors, venant en sens inverse, est apparue, cuivres soufflant, tambours battant, fifres chantant, une autre musique militaire. La Légion espagnole débarquait à son tour, pour la grande semaine de Tanger. Et, bien en avant, seul, sans gardien, se tenait un sanglier énorme et magnifique, tout harnaché de cuirs et de grelots brillants. Il marchait au pas des soldats et ses grelots sonnaient en cadence.
« Alors, j’ai suivi le sanglier. »
Bachir avait terminé son histoire.
Une longue rumeur d’approbation et de louanges à l’égard du conteur courait dans l’auditoire. Mais une voix méchante vint interrompre ce concert.
— Dis-nous, ô Bachir, demanda Sayed, le lecteur public, dis-nous ce qui t’a donné le courage de parler aujourd’hui, après nous avoir si longtemps caché ta gloire ?
— Je le dirai très volontiers, répliqua Bachir. Lady Cynthia est maintenant en Angleterre, où elle doit laisser Daisy dans une école très religieuse et très austère. Je l’ai appris par son chauffeur, ce matin, ici même.
Alors Bachir se tourna vers Omar et Aïcha. Le petit garçon enleva son grand fez, la petite fille tendit son tambourin et ils recueillirent ce que les fidèles voulurent bien y jeter.